Introduction
Le premier paragraphe de Par-delà bien et mal ouvre la section consacrée aux "préjugés des philosophes". Les 23 premiers paragraphes du livre ont pour but d'ausculter les instincts du corps qui commandent la pensée consciente des philosophes. Nietzche étudie en vieux philologue (§22) la façon dont leur philosophie tend à aboutir en quelque sorte naturellement à une morale, c'est-à-dire à une formalisation logique ou un langage figuré des affects corporels. Autrement dit, derrière la pensée consciente des philosophes, derrière leurs systèmes complexes, se cache à chaque fois un certain type de volonté qui trouve là son mode d'extériorisation et de spiritualisation.
Nietzsche entend réaliser une entrée au cœur du problème. Il analyse donc dans ces premières lignes le nœud de l'histoire de la philosophie occidentale depuis Platon : la vérité. La philosophie est "volonté de vérité" et, par conséquent, l’ "évolution de l’histoire de la philosophie dans sa totalité" doit être lue "en tant qu’histoire de la volonté de vérité" (Fragments posthumes, XIII, 9 [1]). Le concept de vérité devient en somme un problème. Nietzsche pose donc une double question radicale : pourquoi voulons-nous la vérité et quelle est sa valeur ? Cette question est à la fois parallèle et plus profonde que celle qui ouvre la Généalogie de la morale : quelle est la valeur de nos valeurs morales ? En réduisant en effet de la vérité au rang de préjugé moral, mais en l'élevant en même temps au rang de préjugé constitutif de l'histoire de la philosophie, Nietzsche met en question la valeur même de cette histoire.
Par-delà même ce problème radical que ce texte ouvre, une seconde tension essentielle se dessine en creux. Ce texte est écrit à la première personne du pluriel. Nietzsche ne nie pas, et affirme même avec provocation, son appartenance à l'histoire de la philosophie, et, par conséquent, son enracinement dans ses préjugés moraux. La question du sens de la volonté de vérité émane de cette dernière, qui se retourne en quelque sorte contre elle-même. Nietzsche se place donc en héritier d'une tradition millénaire, qu'il n'écarte pas d'un revers de la main. Quelle est cependant la valeur d'une critique de la vérité qui émane de la volonté de vérité elle-même, dont Nietzsche n'a de cesse de nous dire qu'elle est une volonté de mort ? Un auto-dépassement de la volonté de vérité est-elle possible ? Faut-il prendre au sérieux la position discursive que Nietzsche semble nous indiquer, ou s'agit-il d'un piège ?
La volonté de vérité : fin ou commencement ?
Dans les premières lignes du texte, Nietzsche tend à souligner la "longue histoire" de la volonté de vérité. Trois temporalités s'entremêlent. Tout d'abord le passé, celui des questions que cette volonté de vérité a posées aux philosophes. Ce passé débouche sur le présent - les philosophes ont parlé jusqu'à présent de la véracité avec respect - et même sur un avenir : elle nous séduira encore nous préviens Nietzsche.
Une tension apparaît au cœur même de cette volonté de vérité.
D'une part, elle a fait poser aux philosophes des "questions singulières, méchantes, problématiques".
Singulières (wunderlich - étrange), parce que la volonté de vérité tire le philosophe hors de l'opinion commune. Nietzsche retrouve ici l'un des topoï de la philosophie depuis Platon, la figure du philosophe qui est hors du commun et pense par lui-même.
Ces questions sont également méchantes (schlimm : grave, méchant) car le philosophe se définit par sa capacité à remettre en question la morale de son temps. Il ne cède pas à l'évidence des tables de valeurs de sa société : il s'extirpe de ce que Nietzsche appelle dans Aurore la "moralité des mœurs", c'est-à-dire le fait que les mœurs passent pour bonnes moralement en soi uniquement parce qu'elles sont généralement appliquées. Le philosophe est donc un être moralement faible (Humain trop humain, §224). Pour le commun, pour l'homme du ressentiment, l'amoralité foncière du philosophe renvoie à sa méchanceté : le jugement moral dépréciatif doit protéger le groupe des faibles de celui qui est libre des préjugés moraux. Nietzsche parle d'ailleurs du "méchant Socrate" (der boshafte Sokrates) dans la Généalogie de la morale (III, §7).
Plus radicalement, ces questions sont problématiques, douteuses (fragwürdig). Le propre du philosophe est de remettre en question ce qui est donné pour acquis, de faire de l'évident un problème. Ce qui le démarque du commun n'est pas la conclusion à laquelle il arrive, mais la méthode, qui passe par le doute et l'interrogation. Nietzsche rend ici hommage à tous les philosophes avant lui qui ont mené un profond travail de sape des préjugés religieux et moraux.
La méthode du philosophe est l'instrument d'une volonté, la volonté de vérité. Ce qui définit le philosophe, c'est donc, ultimement un certain type de vouloir : le philosophe veut la vérité, comme le capitaliste la richesse ou le politique le pouvoir. Ce vouloir spécifique structure son rapport au monde. Cela signifie, par conséquent, qu'il interprète le monde à l'aune de ce vouloir lui-même.
C'est pour cette raison que les philosophes ont parlé jusqu'à présent de cette volonté avec respect ou déférence (Ehrerbietung) : elle est leur a priori sur le monde. Elle ne peut être remise en cause pour elle-même : que la vérité soit désirable, tel est le préjugé des philosophes. Ils ne critiquent le monde qu'à partir de cette volonté qui constitue donc leur valeur fondamentale et les anime inconsciemment. La volonté de vérité est pour eux un véritable affect qui impulse leurs jugements.
La contradiction apparaît maintenant clairement : leur croyance fanatique, leur attachement radical à une valeur est ce qui fonde les remises en question des préjugés moraux du peuple. C'est au nom d'une valeur morale non-interrogée, et même vénérée, qu'ils critiquent la croyance d'autrui en des valeurs morales non fondées en vérité, c'et-à-dire non-interrogées et prises pour argent comptant. Le philosophe remet tout en question, sauf le jugement de valeur qui rend possible cette remise en question. Il y a là une profonde et choquante lacune : "toutes les philosophies n’ont même pas conscience qu’il faille justifier la volonté de vérité" (Généalogie de la morale, III, §24). Les philosophes font prendre conscience aux autres de leurs préjugés parce qu'ils ont animés d'un préjugé inconscient en faveur de la vérité.
C'est cette contradiction qui amène Nietzsche à s'interroger sur le fait que cette histoire venait à peine de débuter, car elle porte en elle de nouvelles étapes, de nouvelles oppositions, de nouveaux conflits. Les questions que Nietzsche pose désormais à la première personne du pluriel - par opposition aux philosophes qui parlaient avec déférence de cette volonté de vérité - sont plus profondes encore. La volonté de vérité finit par faire retour sur elle-même. Le philosophe, qui a tant intériorisé le culte du vrai, qui ne vit que pour la vérité, finit par retourner son arme contre lui-même et se demander la vérité de la vérité : "pourquoi vouloir la vérité ?". Nietzsche retourne donc la question à l'envoyeur : il questionne le sphinx, la volonté de vérité. Comme le moraliste à la Rochefoucauld qui se plaît à interroger les vertus apparentes pour demander ce qui réellement en autrui veut ce qu'il professe vouloir, Nietzsche se retourne la question et s'interroge sur ce qui en lui veut la vérité. Quelle est l'origine de la volonté de vérité ? La vérité chute de son statut d'a priori pour devenir l'objet du questionnement. La volonté de vérité prend conscience d'elle-même.
Toutefois, la contradiction n'est pas levée : celui qui s'interroge obstinément sur la vérité de la volonté de vérité le fait parce qu'il est animé d'une volonté de vérité plus violente, plus radicale, plus méchante encore que celle de ses prédécesseurs. La volonté de vérité se retourne contre elle-même et s'auto-dissèque. « Tout ce que nous faisons n’est que la moralité qui se retourne contre la forme qu’elle a prise jusqu’ici » écrit Nietzsche dans un fragment posthume (FP, X, 25).
Que vaut la volonté de vérité ?
Le questionnement de ce nouveau chercheur de vérité suit un cheminement d'une violence et d'une profondeur croissants. Il s'interroge d'abord sur l'origine de cette volonté : qu'est-ce qui en nous veut la vérité ? Qui parle, en somme ? Nietzsche ne prend pas la peine de répondre dans ce paragraphe. La réponse est cependant martelée à de multiples reprises dans son œuvre : la volonté de vérité est une volonté de stabilité dans un monde instable, volonté d'un monde fantasmé qui est tout le contraire du réel, volonté de mort, en un mot. Celui-qui veut le vrai ne veut pas de ce monde-ci.
Cependant, la question la plus fondamentale n'est pas celle-ci. Nietzsche s'interroge sur la valeur de cette volonté, de la même façon que dans la Généalogie de la morale, il s'interroge sur la valeur des valeurs, ou des préjugés moraux. Le questionnement marque ici une étape essentielle : Nietzsche entre dans un champ axiologique. Il ne s'agit plus de définir ce qu'est la volonté de vérité ou d'où elle vient, mais de prononcer un jugement de valeur sur celle-ci. Pourquoi la rechercher ? Vaut-elle vraiment le coup ? Nietzsche n'entend plus trouver la vérité de cette valeur, mais s'interroge sur sa désirabilité. Ce pas de côté est très important : le chercheur de vérité liquide les autres valeurs morales en tant qu'elles sont fausses ; Nietzsche dépasse ce critère de la vérité et de la fausseté pour se prononcer en opportunité. La question n'est plus "quelle est la vraie valeur ?" mais "quelle est sa valeur ?".
C'est bien le caractère primordial, et pour ainsi dire terminal de cette question qui explique que Nietzsche soit immobilisé dessus, et qu'il doit étudier les alternatives : la non-vérité (ou mensonge), l'incertitude et l'ignorance. Celui qui renonce à la vérité peut rechercher son inverse et créer un monde de mensonges et d'inventions. On reconnaît ici la figure de l'artiste, créateur de faux, qui, dans sa volonté d'apparence, s'arrache à la vérité. Toutefois, l'on peut se demander si une telle volonté de non-vérité n'est pas encore une négation partielle de la volonté de vérité, un simple renversement du platonisme : le mensonge renvoie par définition à la volonté comme norme qu'il subvertit sans sortir radicalement de sa structure. La volonté de non-vérité est une forme de bricolage à partir des structures fondamentales de notre métaphysique, une tentative de réarranger ces éléments déjà disponibles, de s'en réapproprier le sens, mais sans en sortir totalement.
Plus violent et plus cruel est de vouloir l'incertitude : si la volonté de vérité est volonté de stabilité et de certitude, alors la volonté d'incertitude est une opposition encore plus radicale à la volonté de vérité. Cependant, quel serait le contenu de ce vouloir d'incertitude ? Est-il concevable de vouloir ce qui met en échec notre connaissance ? Celui qui a toujours recherché la vérité peut-il d'un seul coup rendre hommage à son inverse ? Qui aurait la force de supporter une incertitude radicale au point de la désirer ?
Plus étonnant est le vouloir d'ignorance. Celui qui s'est brûlé les ailes sur ces questions radicales, qui est monté sur les cimes les plus hautes des interrogations philosophiques, et qui découvre la vanité et la non-valeur de la volonté de vérité peut vouloir brutalement en revenir à l'ignorance du commun - c'est-à-dire, au fond, à ses préjugés, à ses certitudes toutes faites. Toutefois, à part celui qui a sombré de la plus profonde volonté de néant, dans le nihilisme le plus radical, peut-on imaginer un philosophe intransigeant, dont le rapport au monde est structuré par la volonté de vérité, l'abandonner pour s'abêtir ?
Ces alternatives ne semblent guère satisfaisantes. Le philosophe ne peut pas en effet juger la valeur de la volonté de vérité du point de vue de Sirius. Il ne peut juger la valeur de la volonté de vérité qu'à partir des critères de valeur fondés par cette volonté elle-même. Il appartient à l'histoire de la philosophie dont il est l'héritier le plus profond et le plus intransigeant. On comprend donc bien que la place du questionné (Œdipe) et du questionneur (le sphinx) n'ont guère d'importance. Ce qui continue de questionner la volonté de vérité, c'est cette volonté de vérité elle-même. Ce problème devait apparaître, car la volonté de vérité était animée d'une contradiction insoluble.
Cet approfondissement de la volonté de vérité est le problème neuf que Nietzsche fait apparaître au monde, et qui le différencie radicalement des chercheurs de vérité partiels du passé : ce problème fondamental n'a jamais été posé "jusqu'à présent" - on retrouve ici le même terme que celui utilisé au début du texte, qui permet d'opposer Nietzsche à la tradition philosophique qu'il dépasse. L'on voit donc très clairement que loin de rompre avec l'histoire de la philosophie et de la métaphysique, Nietzsche s'en présente comme l'héritier le plus fidèle, qui en poursuit et en approfondit les questions. Et c'est bien en tant qu'héritier ce cette tradition qu'il la renouvelle : Il est celui qui est animé d'une vertu nouvelle, la probité (Redlichkeit), la "cadette d’entre les vertus" (Ainsi parlait Zarathoustra, I, 3 "De ceux de l'outre-monde"), qui est la volonté de vérité retournée contre elle-même
Auto-dépassement ou suicide de la volonté de vérité ?
Ce questionnement implique un risque, sur lequel Nietzsche conclut ce paragraphe. Il en souligne expressément l'ampleur : "il implique bien un risque, et peut-être n’en est-il pas de plus grand". Le risque se comprend aisément : le philosophe semble scier la branche sur laquelle il est assis. Il critique la racine même de la philosophie occidentale, le vouloir qui lui a donné naissance et la structure, mais il ne peut le faire qu'avec les instruments légués par cette tradition. Il y a une forme de cruauté et un risque de se perdre dans ce questionnement. Le danger est le nihilisme : l'apparition des contradictions profondes et de la nullité des valeurs morales du philosophe, qui étaient ce qui structuraient son rapport au monde, peuvent se transformer en haine du monde et en volonté d'en finir, en volonté de néant. Il n'est guère étonnant que ce motif du risque le plus grand se retrouve dans de nombreux passages de l'œuvre de Nietzsche, qui écrit par exemple "Cette prise de conscience de la volonté de vérité — n’en doutons pas — signifie la mort de la morale : ce grandiose spectacle en cent actes réservé aux deux prochains siècles de l’Europe, ce spectacle entre tous effrayant, problématique et peut-être aussi riche d’espérances…" (GM, III, 27).
Nietzsche écrit un peu plus loin (§32) : "Le dépassement de la morale, en un certain sens même l’autodépassement de la morale : il se pourrait bien que tel soit le nom de ce long travail secret qui demeura réservé aux consciences les plus fines et les plus probes, mais aussi les plus méchantes d’aujourd’hui, elles qui sont les pierres de touche vivantes de l’âme". Cependant cet autodépassement est-lui même problématique, car il est évident, par cohérence, qu'il faut une « probité même à l’égard de la probité » (FP, IX, 1 [42]). La volonté de vérité se retourne même contre ce qui fonde son retournement contre elle-même. "La passion de la probité [Die Leidenschaft der Redlichkeit]" (FP, 1880, 6 [459] ; FP, 1880, 8 [1]) fait donc problème en tant qu'elle est une passion issue de la volonté qu'elle prétend dépasser.
L'auto-dépassement est-il donc réellement possible ? N'assiste-on pas plutôt à un suicide en bonne et due forme : « la morale elle-même exige avant tout la vérité et la probité [Wahrheit und Redlichkeit], et (…) elle a ainsi mis autour de son propre cou la corde avec laquelle elle peut - doit - être étranglée : le suicide de la morale est sa propre dernière exigence morale ! [der Selbstmord der Moral ist ihre eigene letzte moralische Forderung] » (FP, 1881, 15 [15]). En tant qu'elle est volonté de mort, n'est-il pas cohérent, et finalement prévisible que la volonté de vérité finisse par se nier elle-même ?
Annexe : Texte commenté dans la traduction d'Henri Albert (disponible sur Wikisource)
Pour commenter ce texte nous nous sommes appuyés sur la traduction de Patrick Wotling disponible chez Garnier-Flammarion.
Voici ci-dessous une traduction 'Henri Albert, qui date quelque peu mais est libre de droit :
La volonté du vrai, qui nous égarera encore dans bien des aventures, cette fameuse véracité dont jusqu’à présent tous les philosophes ont parlé avec vénération, que de problèmes cette volonté du vrai n’a-t-elle pas déjà soulevés pour nous ? Que de problèmes singuliers, graves et dignes d’être posés ! C’est toute une histoire — et, malgré sa longueur il semble qu’elle vient seulement de commencer. Quoi d’étonnant, si nous finissons par devenir méfiants, si nous perdons patience, si nous nous retournons impatients ? Si ce Sphinx nous a appris à poser des questions, à nous aussi ? Qui est-ce au juste qui vient ici nous questionner ? Quelle partie de nous-mêmes tend « à la vérité » ? — De fait, nous nous sommes longtemps arrêtés devant cette question : la raison de cette volonté, — jusqu’à ce que nous ayons fini par demeurer en suspens devant une question plus fondamentale encore. Nous nous sommes alors demandé quelle était la valeur de cette volonté. En admettant que nous désirions la vérité : pourquoi ne préférerions-nous pas la non-vérité ? Et l’incertitude ? Et même l’ignorance ? — Le problème de la valeur du vrai s’est présenté à nous, — ou bien est-ce nous qui nous sommes présentés à ce problème ? Qui de nous ici est Œdipe ? Qui le Sphinx ? C’est, comme il semble, un véritable rendez-vous de problèmes et de questions. — Et, le croirait-on ? il me semble, en fin de compte, que le problème n’a jamais été posé jusqu’ici, que nous avons été les premiers à l’apercevoir, à l’envisager, à avoir le courage de le traiter. Car il y a des risques à courir, et peut-être n’en est-il pas de plus grands.
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Commentaire du premier paragraphe de Par-delà bien et mal de Nietzsche
Commentaire du paragraphe 1 de Par-delà bien et mal de Nietzsche
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