« Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe. »
Pascal, Pensées, éd. Le Guern, 592
« Une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une », expliquait Emmanuel Macron le 13 avril 2017. Ce rêve est certes enterré, le choix ayant été fait de privilégier une société d'héritiers. S'interroger, quelques années plus tard, sur expression, revêt malgré tout un intérêt certain.
Certes, le président ne fait pas de l’État une entreprise, il n'invite pas à traiter la chose publique comme une société anonyme dont les actionnaires seraient les électeurs. Néanmoins, cette association de ces deux signifiants, « start-up » et « nation », n'en reste pas moins troublante et révélatrice. A l'heure où le marché semble imposer sa logique en tout lieu, où les priorités des citoyens et de leurs dirigeants sont surtout économiques, où l'on ne parle plus que d'emploi et de croissance, l’État a l'air de se métamorphoser. Il n'est plus qu'un sas qui prévient des chocs brutaux du marché et qui nous aide à mieux nous y adapter.
Autrement dit, l’État n'est plus qu'une institution économique. L'ordre politique devient se fond au sein de l'ordre économique, ou l'ordre des nécessités de la vie. La cité prend pour fin les besoins vitaux, les besoins matériels, plutôt que la communauté du juste et de l'injuste. La cité devient une communauté matérielle plutôt qu'une communauté de valeurs. L’État doit être utile à l'économie, et non l'inverse. Le destin commun se mesure en termes de PIB par habitant.
Par-delà les intéressants débats sur la pertinence de cet indicateur, le trait saillant de notre époque est d'avoir érigé sa maximisation en finalité de l'action publique. Qu'est-ce que ce geste, inlassablement dénoncé à voix haute, mais toujours en vigueur dans les faits, révèle de notre temps ?
Aristote nous enseignait dans la Politique que l'identité de l’État a principalement égard à sa Constitution. « La cité - écrit-il - n'est pas une simple communauté de lieu établie en vue d'empêcher les injustices réciproques et de faciliter les échanges ». Au contraire, si la cité est « formée, au début, pour satisfaire les seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre le bien vivre ». L’État est d'abord une réalité axiologique : « la communauté politique existe en vue de l'accomplissement du bien, et non pas seulement en vue de la vie en société ». Ce qu'il y a de politique en l'homme est précisément ce qui l'arrache à la vie.
Dans une logique aristotélicienne, c'est se fourvoyer sur la finalité de l'État de ne voir en lui que ce qui doit nous permettre de vivre toujours mieux, ou plus exactement toujours plus. Cet État pourvoyeur de biens matériels ne nous satisfera jamais, car, comme le note Aristote, « l'appétit de vivre est illimité ». La croissance appelle la croissance. Quand on jouit de la vie, on peut, et on veut toujours jouir plus. Notre société, qui est la plus riche de l'histoire, se trouve perpétuellement en crise, non parce que les richesses diminuent, mais parce qu'elles croissent moins vite. En faisant des satisfactions matérielles la fin de notre communauté, on ne peut que rester en crise perpétuelle. Notre société, en somme, s'applique à vivre (et donc à vivre toujours plus), plutôt qu'à bien vivre.
C'est ici une trahison de la fin de l’État, selon Aristote, et un retour à notre condition animale. Car dans ce pseudo-Etat, nous sommes des pseudo-hommes, i.e. des brutes, pour ne pas dire des bêtes. L'omnipotence de l'économie signifie ainsi d'abord la mort d'une part insigne de notre humanité.
Cette méprise repose au fond sur une autre mécompréhension, qui concerne la conception moderne de la richesse. Aristote distingue deux modes de chrématistique (d'art d'acquisition des richesses). L'une serait naturelle, l'autre contre-nature.
La première ne vise qu'à produire le strict nécessaire pour la vie. Cela implique, pour Aristote, de considérer que la plupart des activités commerciales et que le prêt à intérêt seraient contre-nature : on créerait de l'argent avec de l'argent. Sans vouloir discuter le bien-fondé de ces dernières affirmations, on peut au moins accepter une conclusion minimale : « toute richesse a nécessairement une limite » en tant qu'elle n'est faite que pour les besoins nécessaires. Ceux-ci sont ceux qui permettent à l'homme d'obtenir une assise suffisamment stable pour pouvoir se projeter dans la vie en commun avec ses semblables. L'économie des besoins, c'est, en quelques mots, une simple condition matérielle de la politique.
En revanche, la richesse contre nature est, pour Aristote, illimitée car elle n'a pour fin que « l'accumulation elle-même ». Une richesse qui doit produire toujours plus de richesses et fournir toujours plus de jouissance. La soif d'argent, et la soif de jouissance en générale est illimitée : que l'on accumule l'argent pour jouir de sa possession, ou qu'on la dépense sans-cesse pour jouir des plaisirs qu'elle autorise, il en faut toujours plus. D'un côté donc une appropriation sans limite, de l'autre une propriété qui est par essence bornée résume Hannah Arendt dans la Condition de l'homme moderne.
Certes, Aristote le reconnaît lui-même, « la forme élargie de l'échange dérive logiquement » des nécessités de la vie humaine. Le commerce limité entraîne quoi qu'il arrive le développement d'un commerce voué à sortir de ses gonds. Cette extension de la logique de marché au détriment du domaine public serait donc une fatalité. L'échange économique est un processus qui s'auto-entretient et transforme les structures de la société, qui doit devenir une société d'échanges, et, pour cela une société de consommation. La destruction continuelle des produits échangée est en effet une condition de possibilité de l'accélération des cycles de l'échange. Notre société de consommation ne fait ainsi qu'accentuer cette logique de la vie, au travers d'une accélération des processus de production et de consommation. On produit toujours plus pour consommer toujours plus pour satisfaire des besoins créés par cette exigence même de consommation. Il faut donc que les produits soient (objectivement et subjectivement) obsolètes le plus rapidement possibles. L'usure n'est alors plus incidente à leur usage, elle est inhérente à ces « biens de consommation ». Ceux-ci ne sont plus des produits d'usage. Ils ne visent pas à durer, à être solides. Il faut qu'ils s'effacent sans-cesse, qu'ils laissent le terrain à de nouveaux biens. Nous sommes donc pris dans des cycles qui n'en finissent plus. Nous sommes devenus ce qu'Hannah Arendt appelle des animalia loborantes pris dans le cycle des besoins vitaux.
Cette logique de cycles s'accélération de plus en plus entraîne inévitablement une modification du sens de la technique, dont l'essence était de produire un monde durable. « Si nous n'étions installés au milieu d'objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d'édifier un monde dont la permanence s'oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine » écrit Arendt. Le produit de la technique n'existe pas tant pour servir à quelque-chose que pour instituer un monde durable autour de nous. Certes sa fin immédiate est bien l'usage, mais son sens profond est d'assurer la permanence du monde - fonction que précisément le bien de consommation ne peut remplir.
Ce consommateur aliéné est également un travailleur naïf - c'est ici que nous retrouvons la start-up. Comme le souligne Arendt, l'essor de la consommation va de pair avec la glorification du travail. Le travail est promu au sommet de la hiérarchie des activités humaines, et entraîne avec lui un besoin de produire qui va de pair avec celui de consommer. On fait tout pour gagner sa vie. D'un côté « les gens qui ne sont rien » et de l'autre « les gens qui réussissent ». Le nouvel héros national est le milliardaire, autrement dit celui qui a la fortune privée la plus élevée, celui dont la richesse mime l'illimitation. Au contraire, pour Aristote, et même pour tous les Grecs de l'époque classique, il n'y avait pas de réussite privée pour la simple et bonne raison que ce n'est pas dans les affaires privées que l'homme réalise le plus pleinement sa nature et sa tâche. Ce n'est que dans la communauté politique que l'homme est vraiment un homme. Le domaine privé est d'abord un domaine de privation. Il y a une distance infinie entre le privé et le commun, et inverser leur hiérarchie ce n'est que les anéantir, de façon bien économique, en un seul geste.
Ce cas idéal-typique de la start-up nation renvoie est une forme de carricature de la logique du libéralisme, qui a assigné à l'Etat la tâche de protéger le domaine privé des individus et de défendre leurs libertés face à l’oppression toujours possible du politique. Mais quel usage de leur liberté peuvent donc faire des individus dans la sphère privée ? Pour Aristote, il y aurait là une contradiction dans les termes : la liberté ne peut s'exercer qu'en commun, dans la sphère publique. La liberté des Modernes est arrachée au sol sur lequel elle peut s'épanouir.
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