« Et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre »
Pascal, Pensées (éd. Le Guern 54)
On définit la monnaie de façon assez banale comme étant un équivalent général entre tous les biens et services échangeables. Cette compréhension du phénomène monétaire porte en elle une dérive pour ainsi dire évidente, celle que tout peut s’y ramener. La monnaie serait donc mesure de toutes choses, et même de tout le monde. Car chacun a son prix. « Il n’existe pas de repas gratuit » ; « Si un service ne vous coûte rien, c’est que c’est vous le produit » … Ces expressions de vulgarisation économique, devenues de véritables proverbes de sagesse populaire, nous rappellent combien tout à son prix. Il faut donc évidemment tout faire entrer dans la sphère économique, et des statisticiens scrupuleux vont même jusqu’à faire entrer les tâches domestiques, et dénoncer au passage, avec toute la bonne volonté du monde, l’invisibilisation du travail des femmes. Soyons encore plus rigoureux, et ajoutons également « le service que vous rend votre femme en multipliant le nombre de rapports par le prix de la passe, modulé selon son standing », comme le remarque ironiquement Jean-Pierre Dupuy (« L’argent et la corruption des valeurs », Esprit, vol. juillet-août, no. 7, 2019). L’argent pourrait tout mesurer, l’économie tout expliquer, même ce qui est d’un autre ordre que les échanges marchands.
Nul besoin de dénoncer la vanité de cette argumentation, car il suffit d’avoir en mémoire L’Essai sur le don de Marcel Mauss pour savoir le caractère étriqué et culturellement situé de cette « morale de marchands ». Nos interactions sociales ne sont pas réductibles à des opérations économiques, puisque ce qui se joue dans l’échange dépasse toujours la prosaïque chose échangée. Michael Sandel, dans son ouvrage What Money Can’t Buy, The Moral Limits of Markets, a fait un sort à cette vue étriquée, rappelant que « nous corrompons un bien, une activité ou une pratique sociale lorsque nous la traitons selon une norme inférieure à celle qui lui est applicable ». Valoriser en argent une activité n’est pas un acte anodin et neutre, c’est l’arrimer immédiatement à la sphère de ce qui peut être échangé avec d’autres biens et services. Le paradoxe, ici, c’est qu’une vue aussi fermée que celle MM. de Rênal ou Homais est la doxa évidente de notre époque, alors même qu’on la sait évidemment réfutée. Comment donc comprendre cette confusion des ordres à laquelle se livre continuellement la pensée ordinaire ?
Au-delà du moralisme : la politique de l'argent
Jean-Pierre Dupuy a désigné cette « méprise » des ordres comme étant de « l’obscénité ». Il se place donc sur un terrain immédiatement moral pour critiquer cette « arrogance de l’économie ». Cependant, cette qualification morale du phénomène ne peut aboutir qu’à sa dénonciation indignée, et bien souvent impuissante. Car, que peut la voix de la justice face à la force de l’argent ? Pour bien cerner ce problème, il faudrait plutôt le poser en termes politiques. Cette confusion des ordres, c’est ce que Pascal appelle tout simplement de la tyrannie. C’est le reflet d’un désir tyrannique de la pensée économique. Pascal définit en effet la tyrannie ainsi : elle « consiste en un désir de domination universel et hors de son ordre ». Ce désir est, à la lettre celui de l’économiste qui veut réduire l’ordre social dans sa diversité à l’échange marchand, prétendant trouver dans celui-ci l’essence cachée des interactions sociales. Ce réductionnisme épistémologique est un assujettissement violent du reste de la sphère sociale, et est donc bien un désir « universel ».
Mais que Pascal entend-il exactement par l’expression « hors de son ordre » ? Il s’appuie sur une distinction qu’il a forgé entre trois ordres ontologiquement hétérogènes entre eux : le corps, l’esprit, la volonté. De même que toute la matière du monde ne saurait égaler une pensée (et c’est pourquoi, même en mourant, je domine l’univers qui me tue parce que je sais que je meurs alors qu’il ignore qu’il me tue), de même tout l’esprit du monde ne peut produire un acte de volonté. L’ontologie pascalienne est une ontologie de la séparation. Chaque ordre est autonome, et il n’y a pas plus de voie royale en mathématiques (ou en économie !) que de royauté de droit pour les savants. Au contraire, implicitement, la pensée économiciste implique d’assumer l’homogénéité du réel. Le savoir, c’est du capital humain monétisable, comparable à la possession de biens immobiliers, ou à un compte en banque bien fourni. L’ambiguïté de cette pensée prétendument descriptive, c’est qu’elle est immédiatement prescriptive : tout devrait être échangeable en argent, y compris le droit de polluer ou de détruire la planète. Il faut réduire la santé ou la recherche scientifique à l’argent. La recherche scientifique est parfaitement soluble dans la recherche de rentabilité, et le savoir n’est donc, in fine, qu’un moyen comme les autres d’accumuler de l’argent.
Ici, l’argent, tel qu’on le comprend usuellement, ressemble très fortement à la force telle que la décrit Pascal. Louis Marin, dans Le Portrait du roi, remarque en effet que l’essence de toute force est le « désir fantastique d’être la plus grande force », désir comparable à celui de l’agent économique qui veut mater une fois pour toutes la concurrence. Cependant, ce désir de force comme « désir de destruction de toute autre force », mais aussi, immédiatement, comme « désir de mort » est profondément tyrannique. En effet, « Le fort dans son désir infini d’être le degré absolu de force – paradoxe infini à la mesure de son désir – est désir de l’homogène, soit le désir de destruction de toute hétérogénéité : ainsi toute force est, dans son essence tyrannique, entropie universelle ». Pour le résumer dans les mots de Pascal « La force sans la justice est tyrannique ». Et si l’argent joue dans la société contemporaine le rôle que fait jouer Pascal à la force dans ses Pensées, il nous faut conclure que « L’argent sans la justice est tyrannique » car il détruit toute hétérogénéité. Il est comparable à cette force brute par laquelle la justice est sans cesse « contredite ».
La rationalité néolibérale
La conclusion pourrait sembler quelque peu pessimiste. Il serait de l’essence de l’argent de toujours dégénérer et corrompre les sphères sociales où elle n’a rien à faire. Notre société serait donc toujours menacée par un mode de pensée qui la tyranniserait et rétrécirait son horizon au point de nous faire ressembler à un petit bourgeois flaubertien ou stendhalien comme Monsieur de Rênal, qui s’offusque de « faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien », car, en toute logique, « ce serait dans le cas où il se négligerait qu’il faudrait stimuler son zèle ». La situation exige en réalité un pessimisme bien plus fort, car un petit bourgeois borné du XIXe siècle était encore épargné par une maladie de l’esprit qui nous frappe depuis quelques dizaines d’années. Cette monétisation s’inscrit dans un contexte plus général d’ « économisation » de notre rationalité. Comme le note Wendy Brown, « L'économisation généralisée de domaines, d'activités et de sujets jusqu'ici non économiques, mais pas nécessairement leur marchandisation ou leur monétisation, est (…) la signature distinctive de la rationalité néolibérale ». Cette confusion des ordres est devenue la chose du monde la plus partagée. L’originalité de cette nouvelle rationalité néolibérale résiderait en trois points. Tout d’abord, avec elle, « nous sommes partout homo oeconomicus et seulement homo oeconomicus ». L’existence humaine est donc entièrement réduite, dans la diversité de ses dimensions, à une seule, la plus pauvre. Deuxièmement, « l’homo oeconomicus néolibéral se forme comme du capital humain cherchant à renforcer son positionnement concurrentiel et à prendre de la valeur, plutôt que comme une valeur d'échange ou d'intérêt ». Nous ne cherchons pas seulement à calculer les coûts et les avantages de nos actions, tel un individu rationnel à la poursuite de notre intérêt, mais nous essayons de maximiser notre valeur capitalistique. Enfin, « Aujourd'hui, le modèle spécifique du capital humain et de ses sphères d'activité est de plus en plus celui du capital financier ou d'investissement, et pas seulement du capital productif ou entrepreneurial ». Nous cherchons sans cesse, dans les diverses sphères de notre existence, à accroître notre valorisation future, et regardons les différentes sphères de notre vie comme des endroits où s’investir. Il n’y a rien de commun entre la rationalité néolibérale et la mesquinerie d’un petit bourgeois du capitalisme du XIXe siècle puisque l’homo oeconomicus néolibéral est une nouveauté de notre siècle.
Le règne de l'argent
Cette rationalité peut donc être considérée comme un mode de gouvernementalité tyrannique en ce qu’elle réduit inlassablement notre compréhension de nous même à celle d’un capital à faire fructifier. Mais, ce faisant, elle met à nu et renforce du même coup la concurrence sempiternelle entre les êtres humains qui tentent tout pour faire grimper leur valeur plus haut que celle de ses voisins. La tyrannie inévitable d’un moi qui veut valoir plus que les autres, se voit légitimée et encouragée par la pensée courante qui l’encourage agir sur lui-même comme s’il était du capital financier, c’est-à-dire, en dernier recours de l’argent. On peut donc se mesurer aux autres en évaluant la profondeur de notre portefeuille (pondérée par son risque bien entendu). L’argent devient l’ultime valeur de mesure sociale. On pourrait y voir un progrès. Après tout, cette classification par l’argent est sans-doute moins arbitraire que celle par les titres de noblesse. Néanmoins, elle porte en elle par le truchement de l’argent une tyrannie que la société d’ordre ne pouvait posséder, car, dans cette nouvelle société, toute chose peut s’analyser comme du capital financier. Les rapports de domination deviennent alors totaux et univoques, puisqu’ils finissent tous par être mesurés, in fine, à leur capacité à rapporter de l’argent. Pierre Bourdieu n’échappe pas à cette pensée économiciste lorsqu’il considère que le capital économique est « toujours à la racine en dernière analyse » des autres formes de capital. S’il dévoile ainsi la nature de notre société, il n’explique pas pour autant les raisons de cette prééminence du capital économique. Elle trouve sa racine dans le fait que la violence de l’argent, c’est-à-dire de la force nue, devient le mode d’organisation des rapports sociaux. Le terme d’ « ensauvagement » trouverait ici un usage plus seyant que dans d’autres contextes, puisqu’il s’agit, à la lettre, d’un remplacement de la régulation sociale par la régulation par la force pure. C’est ainsi que des professeurs tracent de façon désabusée un lien serré entre leur faible autorité sur leurs élèves et leur salaire : « Les conditions de travail sont mauvaises et ça n'échappe pas aux élèves. Inconsciemment, ils ont compris qu'on appartenait à une profession reléguée et notre autorité s'en ressent. Des réflexions méprisantes comme ‘même mon grand frère, gagne plus que toi', ce sont des choses qu'on entend régulièrement »18. Un autre s’écrie : « Je sais qu'il y en a deux ou trois qui gagnent deux fois ma paie en faisant du business. Ils regardent mes chaussures à 300 balles [NDLR : en francs] et ils rigolent comme si je m'habillais chez Emmaüs ».
Nous aboutissons donc à une égalité assez surprenante : argent = respect, ou pour le traduire en langage plus évident force = respect. Le degré de respect et d’estime que l’on peut exiger de son prochain dépend de la force que l’on possède, force qui se mesure, dans une société capitaliste, en argent. Il est nécessaire, parce que vous avez de l’argent, que je vous estime. C’est ce que l’on pourrait appeler une absurdité, ou une obscénité, mais qu’il faut avant tout nommer une pensée tyrannique, et pourtant unanimement partagée. Il serait bon de rappeler contre cette sinistre tentation que l’estime ne s’achète pas et qu’il fut un temps où vous ne réussiriez pas, fussiez-vous l’homme le plus riche du monde à obtenir cette estime. Tachons donc de faire comme Pascal qui déclarait que si « vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime ».
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